Voici la suite de l'histoire de Mickaël. Vous pouvez retrouver le chapitre 1 ici


Chapitre 2



Deux jours ont passé depuis l'agression. J'hésite encore entre croire ce que j'ai vu et mettre ça sur le compte de la fatigue après une journée de travail intense. Je n'en ai parlé à personne, ni au travail ni à ma famille. Mes parents sont restés dans notre petite ville du sud-ouest et cela les inquiéterait pour rien. Ils sont très protecteurs et ont déjà peur à chaque fois que je prends le métro. Alors si je leur disais que je me suis fait agresser, même si je vais bien, ils seraient capables de débarquer sur le champs. Je sais que c'est leur façon de me montrer qu'ils m'aiment mais par moment c'est un peu envahissant.
Aujourd'hui nous sommes samedi, j'ouvre un œil sur ma fenêtre par laquelle un brillant rayon de soleil m'indique que la matinée est déjà bien engagée. Tout-à-coup, le mail de Théodore me revient en mémoire. Telle une litanie, la rencontre qu'il me propose danse dans ma tête. Je n'ai pas relu ce mail depuis mercredi soir dans le taxi, c'est comme si j'en avais pris conscience, qu'il s'était imprimé dans mon agenda mental puis était passé en arrière plan jusqu'à ce matin afin que je puisse y aller à temps. Mais je ne connais pas cet homme, je me demande d'ailleurs comment il a fait pour me contacter si vite et sur mon adresse mail privée. Serait-ce une mauvaise blague d'un collègue du bureau qui aurait tout vu? Je me repasse les deux dernières journées au bureau à la recherche d'un indice potentiel. Nous avons travaillé sur le projet Arch principalement. Je n'ai pas eu à nouveau de fulgurance comme mercredi mais nous avançons tous à un rythme régulier. La journée de mercredi avait été comme baignée par un état de grâce mais pas les jours suivants. Non, je ne vois pas. Je m'étire et me lève. Non, je n'irais pas à ce rendez-vous au collège des Bernardins pour le bon vouloir d'une personne qui m'a vraisemblablement fait une mauvaise blague et je ne sais même pas où c'est en plus. Cette soirée était suffisamment pourrie pour ne pas qu'elle me gâche mon week-end.
Au lieu d'aller à ce rendez-vous supposé, je préfère enfiler un short de course et mes baskets, je vais aller courir dans les jardins du Luxembourg. Ils sont suffisamment proches de mon appartement dans le XVème arrondissement pour que j'y aille en courant, fasse deux ou trois fois le tour puis revienne. Le tout sans trop forcer. Je pourrais même faire une pause après les tours de jardin pour profiter du spectacle de la vie des gens.
Je me prépare rapidement, glisse mon téléphone dans mon brassard pochette, enfile mes écouteurs et claque la porte. Les clés dans ma poche, je commence à courir.

* * *

Courir me fait du bien. Dès les premières foulées, je me déconnecte du boulot, de mes soucis, de l'agression, du mail étrange qui a suivi. Je ne suis focalisé que sur mes foulées et la musique rythmée dans mes oreilles. Une foulée après l'autre, n'ayant à se concentrer que sur mon prochain appui, éviter les autres passants qui déambulent en ce samedi matin ensoleillé, faire attention aux passages piétons et aux voitures qui s'arrêteront ou pas au carrefour. J'arrive aux jardins du Luxembourg en moins de sept minutes. Je lève un sourcil en me disant qu'habituellement je mets au moins une minute de plus. Je m'engouffre dans le parc et commence mon premier tour.
Après deux tours à bonne vitesse, je sens que j'y suis allé un peu fort. Il vaut mieux que je fasse une petite pause avant de rentrer sinon à ce rythme je vais perdre mon souffle. Je pousse encore sur mes jambes pour finir sur un sprint le long de la dernière ligne droite avant de m'arrêter. Je suis épuisé mais l'effort me fait du bien, me fait tout oublier.
Je suis essoufflé, je marche tranquillement pour éviter les crampes. Après quelques instants, je m'assois dans l'herbe. J'étudie les passants, ces anonymes qui vaquent à leurs occupations tranquillement. La journée est belle et tout le monde est détendu. Je me dis que les parisiens sortent prendre l'air dès qu'un petit rayon de soleil réussit à percer les nuages, comme s'il fallait absolument y être pour croire à ce petit miracle qui égaille la grisaille de la ville.
Mon regard balaye la foule au hasard, je m'imagine ce que les gens peuvent faire dehors. Ici un jeune couple part faire les courses, ici une famille qui va peut-être déjeuner chez Mamie Suzette... Et mon regard glisse sur un homme en costume gris clair. Une coupe impeccable, il est à l'aise dans son costume, il a l'habitude d'en porter. En même temps cela ne m'étonne qu'à moitié, le Sénat siège juste ici et donc des hommes en costumes j'en vois passer quelques-uns régulièrement. Mais la majorité d'entre eux sont de vieux politiciens qui ont certes des costumes taillés sur mesure mais qui n'ont pas pour autant le charisme qui se dégage de cet homme. Leur costume contient à grand peine leur bedaine et leur égo (c'est d'ailleurs ce dernier qui déborde le plus). Ils sont si imbus de leur petite importance que ça me rend malade. Je n'ai plus aucune confiance en la classe politique de ce pays, où gouverner le peuple est devenu un métier avec plan de carrière tout tracé si on est bien né et qu'on a rencontré tous ses futurs camarades mais également ennemis officiels sur les bancs de la même école (mais on dîne ensemble quand même hein). Seulement cet homme est différent, je suis certain qu'il n'est pas avec eux.
Lorsque mon regard s'arrête sur lui, il se retourne vers moi et plante son regard dans le mien. Il n'a pas les yeux gris acier ou bien bleu océan non, il a les yeux ambrés, comme si on avait fait entrer en fusion des yeux marrons et qu'on les conservait dans leur forme liquide. De l'ambre liquide, voilà à quoi je pense quand je vois ce regard. L'homme s'avance vers moi d'un pas décidé mais tranquille. Pris au piège d'une toile dont je n'ai même pas conscience, je le regarde s'avancer vers moi et je peux le détailler. Il a une canne mais ne boite d'aucune manière, il s'agit plus d'un ornement décoratif, à la manière des hommes du dix-neuvième siècle. Il pourrait porter un haut de forme que ça ne dénoterait pas le moins du monde. Il a la cinquantaine et n'est pas spécialement grand, on pourrait dire qu'il a un physique quelconque si ce n'était cette aura d'assurance qui émane de tout son corps. Il évolue sûr de lui, ses mouvements sont l'exemple même d'un mouvement parfait, aucun muscle non nécessaire n'est en mouvement. Quand ce genre d'homme rentre dans une réunion, tout le monde sait instinctivement qu'il s'agit de la personne à convaincre, celle qui prendra les décisions importantes et fera la pluie et le beau temps.
- "Monsieur Dorcheret, je me présente Théodore Najib, ravi de vous rencontrer."

* * *

Mon sang ne fait qu'un tour. Comment a-t-il pu me retrouver , comment sait-il qui je suis? Bien sûr, s'il m'a vu l'autre soir dans la ruelle il sait à quoi je ressemble. Mais il me fait suivre ou quoi ? Bien que toujours fasciné, je suis immédiatement sur la défensive.
- "Qu'est-ce que vous me voulez ? Vous me suivez ou quoi ?". Je crache presque mes questions.
- "Pas du tout Monsieur Dorcheret, je ne vous fais pas suivre mais je ne pourrais pas ne pas vous retrouver. Vous êtes tel un phare, très lumineux". me répond-t-il. Il a à peine levé un sourcil à mes questions. "Si vous voulez bien marcher avec moi quelques temps, je pourrais lever pour vous le voile sur une partie de ce qui s'est passé il y a deux jours de cela".
Il parle sur un ton presque aristocratique, je m'attendrais presque à entendre du vieux français ou du latin sortir de sa bouche.
- "De quoi parlez-vous? Il ne s'est rien passé de spécial il y a deux jours" réponds-je sur la défensive.
- "Savez-vous que vous mentez relativement mal Monsieur Dorcheret ? Le fait est que je sais qu'il s'est passé quelque-chose mercredi soir. Néanmoins, je vous accorde que je n'en connait point les détails. Dès que cet incident est arrivé, j'ai su qui vous étiez, où vous étiez et surtout, que vous êtes l'un des nôtres".
- "L'un des vôtres ? Attendez, de quoi me parlez-vous là ? Je me suis fait agressé par un paumé dans la rue, il est parti, point final". Oups, j'en ai trop dit là.
- "Je comprends vos réticences mais cette agression n'a pas été normale n'est-ce pas ? Il s'est passé un événement qui vous a vous-même surpris."
- Mais il est dans ma tête quoi ? - "Vous débloquez complètement, à présent je vais vous laisser et rentrer chez moi" - "Veuillez prendre ma carte de visite je vous prie, contactez moi à n'importe quelle heure lorsque vous serez prêt à entendre la vérité. Je vous conseille néanmoins de vous manifester rapidement, d'autres prendront bientôt contact avec vous."
Il me tend sa carte, une carte en vélin blanc crème, assez épaisse. Il y a juste son nom indiqué dessus. Le temps que je lève la tête pour lui demander comment le contacter juste avec son nom, il a déjà tourné les talons et s'éloigne.
Je hausse les épaules, glisse tout de même la carte dans ma poche et repars chez moi en courant.

* * *

Une fois arrivé à la maison, je file sous la douche. Le jet d'eau chaude me fait du bien. A nouveau frais, je ramasse mes vêtements de course pour les mettre dans la panière de linge sale. Je sors la carte de visite de Théodore de la poche de mon short et repense à cette rencontre. Il a l'air de savoir quelque-chose, définitivement. Il ne m'a pas piégé ou n'a voulu me faire chanter, c'est déjà un bon début. Qu'a-t-il voulu entendre par "l'un des nôtres" ou "d'autres vous contacteront bientôt" ? J'avoue, je suis intrigué. Je tourne et retourne la carte dans ma main, faisant jouer les rayons du soleil sur sa surface. Lorsque le rayon de soleil se réfléchit sur un coin de la carte, un éclat attire mon œil. C'est comme si une surface métallique réfléchissait la lumière. J'approche la carte de mes yeux et constate en effet qu'il y a un tout petit caractère en filigrane sur la carte de visite. Décidément vous m'intriguez Monsieur Najib.
J'aime résoudre des défis, des petits casse-tête qui me permettent de faire une gymnastique mentale et j'avoue que cette petite carte de visite en représente un qui aiguille ma curiosité. En orientant la carte sous divers angles, j'arrive à obtenir plusieurs autres caractères. Ils sont très fins mais surtout ils sont inscrits sur le papier épais sans laisser la moindre trace, sans un rayon lumineux dans la bonne direction ils sont vraiment invisibles. Je tourne la carte dans tous les sens pendant de longues minutes pour m'assurer d'avoir tous les caractères mais le message n'a ni queue ni tête. Le message est chiffré, ça ne fait aucun doute mais il y a tellement de possibilités entre la méthode de chiffrement et la clé que sans indice je ne pourrais pas avancer.
Allongé sur mon lit après ma course, je laisse mon esprit dériver. Je joue avec l'épaisse carte de visite, quelque-peu frustré de ne pas avoir pu percé le code du message. A moins qu'il me fasse une mauvaise blague ? Un piège tendu pour piquer ma curiosité et me forcer à le recontacter. Oui, ça doit être ça, il se paye ma tête.
De rage contre lui et contre moi-même pour être pratiquement tombé dans le panneau, je lance la carte au travers de la pièce. Je ne veux plus voir cette maudite carte, je ne veux plus penser à ce qui a pu se passer mercredi. J'ai déliré, ce vieux schnock a voulu me piéger, il était de mèche avec l'autre abruti drogué.

- Clic -

La carte n'a pas fait 10 centimètres qu'elle s'évapore ou plutôt se désagrège contre une barrière invisible. Comme la lame du couteau mercredi soir. Mais qu'est-ce qu'il m'arrive ?
Mon portable vibre presque au même moment et je ne suis qu'à moitié surpris de recevoir un nouvel email de Théodore.


De : Théodore Najib
Pour : Mickaël Dorcheret
Objet : Vous rencontrer, encore

Monsieur Dorcheret,

Vous venez de vivre un nouvel événement inexplicable, du moins pour vous mais je peux vous aider à comprendre. Je vous attendrais demain encore à 10 heures, au collèges des Bernardins et j'espère que votre curiosité vous mènera à moi.
Je vous prie d'agréer mes sincères salutations.

Théodore Najib